Depuis des jours, des mois, des années, la guerre en Ukraine, les massacres au Moyen Orient, la victoire électorale de Trump et ses immédiates conséquences, la crise de l’Allemagne et le résultat de ses élections, les « progrès des droites » un peu partout, l’inexistence évidente de l’Europe en tant qu’entité politique et le « débat » sur son réarmement qui devient plus intense, et beaucoup d’autres choses encore, ont débouché sur une sarabande de réflexions et d’interprétations particulièrement disparates et fantaisistes : une misérable idéologie qui réduit tout à un affrontement entre « monde libre » et « autocraties », entre « progressistes » et « oligarques », bref entre le Bien et le Mal – nouvelle manifestation de l’incapacité de pratiquer une analyse matérialiste de ce qui est en train de se passer.
Comme cela devrait être clair désormais pour ceux qui nous suivent, nous sommes loin des « petits théâtres des illusions et désillusions » politiques, des « pourquoi » et des « comment », des « dynamiques des flux électoraux », des « et maintenant qu’est-ce qui va se passer ? ».
Le « nouvel ordre mondial » imaginé par certains et redouté par d’autres, n’est que le désordre d’un capitalisme poussif et obèse en crise, qui depuis cinquante ans se débat entre des hauts et des bas, se cabre et s’effondre, sans autre issue apparente que la préparation d’un troisième conflit mondial.
L’accélération forcenée imprimée aussitôt par le nouveau gouvernement américain à la politique intérieure et internationale n’est pas le fruit de la volonté de puissance maniaque du Président et de ses acolytes. Parallèlement aux développements de la crise structurelle de surproduction des marchandises, des capitaux et des êtres humains, l’impérialisme US a vu s’éroder progressivement sa supériorité mondiale en faveur d’autres impérialismes (eux aussi « en crise », qui se sont reconstruits au cours du temps (l’Allemagne, le Japon...) ou qui ont été émergents, puis émergés (la Chine, les BRICS...). Le conflit qui a vu s’affronter depuis maintenant trois ans les armées de la Russie et celles de l’Ukraine, appuyées avec différents degrés d’engagement économique et militaire, par les Etats de l’OTAN, est l’illustration de cette « résistible ascension » du colosse impérialiste US [1]. Au milieu, comme toujours depuis 1945, il y a le pot de terre de l’Europe, qui n’est rien d’autre qu’un marché économique désormais essoufflé, marqué de poussées centrifuges correspondant aux exigences des capitaux nationaux en compétition, et qui est bien loin d’être une entité politique unitaire ! L’«agression contre l’Europe », que nous avons remarquée dès 1949 (voir l’article homonyme paru dans notre organe de l’époque, Prometeo, n° 13) et sur laquelle nous avons souvent écrit, n’a jamais cessé à travers les différentes phases de l’accumulation de capital qui s’est développée après les destructions de la Seconde guerre mondiale, et elle acquiert aujourd’hui une nouvelle force et une nouvelle raison d’être sous la poussée de la crise généralisée du mode de production capitaliste. C’est justement sur ce scénario que se prépare un nouveau massacre mondial [2].
Nous avons toujours remis à sa juste place le courant fantaisiste qui fait de l’Histoire le produit de l’«énergumène» de service. Les mesures annoncées et pratiquées par la nouvelle administration américaine, qui scandalisent et effraient tellement les « belles âmes » des démocrates qui bêlent dans le monde entier, sont d’un côté l’expression des exigences nationales réelles de l’impérialisme qui aujourd’hui est encore le plus fort, même s’il est largement redimensionné par rapport aux scénarios d’il y a cinquante ans, et de l’autre l’effet de politiques démo-réformistes insuffisantes et incapables face au progrès de la crise mondiale, sauf pour ce qui est une répression ouverte contre le prolétariat. En même temps ces mesures montrent et démontreront le caractère indissolublement contradictoire des recettes bourgeoises pour « sortir de la crise » : libéralisme/protectionnisme, globalisation/nationalisme, éternelle impasse d’inflation-déflation-stagflation, etc. D’une façon ou d’une autre, tôt ou tard, ce sont les lois du capital (la recherche du profit, le besoin de remettre en marche l’accumulation, la « règle d’or » de la compétition entre capitaux nationaux, la loi du développement inégal...) qui s’affirment et qui exigent le règlement de comptes final. [3] Les crédits doivent être perçus, les dettes doivent être payées : éventuellement sous forme de métaux précieux et de terres rares... Et par rapport aux Etats Unis, l’Europe aux nombreux Etats en a beaucoup, de dettes, contractées au cours de nombreuses décennies où elle a été, décennie après décennie, un sujet peut être grognon, mais fidèle. De même que des crédits à l’égard des Etats Unis, sont possédés par des Etats comme la Chine, l’Allemagne, le Japon...
En attendant, et justement à cause de cela, tout le monde s’arme, parce que si ces recettes (les droits! les preuves de puissance réelles ou imaginaires !) ne marchent pas (et nous le disons ouvertement, elles ne marcheront pas), il faut bien avoir recours aux armes, et il faut bien mettre dans la balance la force brute, le talon de fer. Dans toutes ces années, l’industrie des armes n’a jamais cessé de croître, le commerce international de l’armement, ouvertement ou en sous-main, n’a jamais cessé de fonctionner à plein régime, et tous les conflits plus ou moins récents ont vu s’engager en première ligne les colosses de l’industrie militaire, d’un côté et de l’autre des fronts. L’industrie automobile chute de façon spectaculaire, et l’industrie militaire croît de façon démesurée. : il doit bien y avoir une raison! Et on parle déjà de reconvertir les suv invendus en chars d’assaut...
Ainsi, dans la pauvre Europe aux nombreux Etats, écrasée entre les Etats Unis, la Russie et la Chine, on recommence à parler pour la énième fois d’une force armée unitaire, au-dessus des nations : sortira-t-elle du haut de forme du Chapelier Fou? Nous en doutons ; elle ne sera peut-être qu’une réédition retapée de l’OTAN, et elle s’échouera sur les écueils des exigences des capitaux nationaux, ou bien elle sera l’expression du talon de fer du capital le plus fort, capable de voler au-dessus du chaos et du désordre, et alors, oui, nous assisterons à une véritable reconversion des économies nationales en économies de guerre, et nous devrons attendre d’un jour à l’autre que tire le premier canon. Ce n’est pas un hasard si le futur chancelier allemand Merz déclare qu’il veut se détacher de la sujétion aux Etats Unis, et si plus d’un gouvernement commence à réfléchir avec préoccupation sur ...l’état de ses propres chemins de fer – chose non secondaire, dans une perspective de mobilisations guerrières, comme il advint au début de la Première et de la Seconde guerre mondiales. Et alors, que faut-il faire ? Que doit-on faire ? Que peut-on faire ?
Pour le moment, les chaînes qui emprisonnent notre classe dans les formes où s’organise le mode de production capitaliste sembleraient indestructibles. Les institutions à travers lesquelles la bourgeoisie exerce sa propre dictature, avant tout l’Etat, parviennent encore à faire croire que ses intérêts particuliers, de classe, sont les garants des intérêts généraux. Avec l’illusion d’une possible redistribution sociale de la « richesse » produite par l’exploitation de la force de travail, et d’autres artifices idéologiques qui masquent l’antagonisme Capital/Travail, la pratique du réformisme a marqué les décennies – presque un siècle ! – du triomphe contre-révolutionnaire ayant suivi la défaite de la Révolution Communiste Internationale qui aurait pu se déchaîner après la victoire de l’Octobre Rouge en Russie. Décliné sous les formes les plus diverses, le réformisme démocratique semble avoir annihilé à ce point la force et le caractère antagoniste du prolétariat international, qu’il a effacé jusqu’au désir d’une organisation sociale différente, et jusqu’à l’envie de se battre pour elle, en menant la lutte de classe moderne à un point de non-retour. En 1848 le Manifeste du Parti Communiste affirmait déjà : « L’histoire de toutes les sociétés ayant existé jusqu’ici est une histoire de luttes de classes. Citoyens et esclaves, patriciens et plébéiens, nobles et serfs de la glèbe, membres des corporations et serviteurs, en un mot oppresseurs et opprimés, ont toujours été en conflit, ils ont conduit une lutte ininterrompue, parfois cachée, parfois ouverte : une lutte qui a toujours mené où à la transformation révolutionnaire de toute la société, ou à la ruine commune des classes en lutte. »
Malgré cela, ou peut-être justement parce que nous avons cette conscience historique, nous savons que l’explosion des tragiques contradictions nées de la progression de la crise capitaliste et en son sein, minera les bases économiques sur lesquelles le réformisme a pu tisser son réseau de mensonges et d’oppression. D’abord pour recommencer à défendre dans l’immédiat ses conditions économiques (salaires, pensions) et sociales (logement, santé, conditions de vie dans les quartiers, dégradation de l’environnement ...) et puis pour survivre à la guerre (comme au Moyen Orient : massacres au front et à l’arrière ...), notre classe sera obligée de reprendre la lutte. Enfin ce sera cette lutte qui l’entraînera, peut-être même de façon inconsciente, et toujours grâce à l’intervention et sous la direction du parti révolutionnaire, à contester et enfin à abattre la domination bourgeoise.
Nous communistes travaillons, comme nous avons toujours travaillé (même au cours des plus sombres années de contre-révolution), pour permettre à la moderne lutte de classe de rompre les barrières des rapports sociaux bourgeois, et d’aller jusqu’au bout, jusqu’à la conquête du pouvoir par le prolétariat et à son exercice exclusif.
Contre les guerres du Capital, contre l’ordre impérialiste d’aujourd’hui et de demain, contre l’opportunisme politique et économique, ethnique et religieux, contre toutes les manifestations de « socialisme national », pour l’identité et l’unité internationaliste et antinationale de notre classe, préparons et pratiquons le défaitisme révutionnaire et la fraternisation armée et combative – mais pour leur propre cause, et non pour celle de la Patrie ou de la Nation – entre les prolétaires qui parlent toutes les langues du monde.
6 mars 2025
[1] A cet égard, voir notre article « La resistibile ascesa dell’ignobile ‘mondo libero’ » (La résistible ascension de l’ignoble ‘monde libre’), Il programma comunista n° 1 , 2024.
[2] La sujétion de l’Europe aux USA se manifeste aussi, très banalement, dans le pastichage du slogan de Trump, « Make America Great Again » , qui devient, géniale trouvaille des idéologues de chez nous , « Make Europe Great Again » (MEGA)... Entre MAGA et MEGA, il y a peu de choix!
[3] Lors de la cérémonie d’investiture de Trump, l’alignement des magnats de l’industrie (surtout hi-tech) en bon ordre derrière le nouveau président a été interprétée par tous les médias comme un hommage des grands noms de l’économie US à la ... nouvelle Majesté. N’étaient-ils pas là plutôt pour lui rappeler qui était le vrai maître ?